Un entretien avec le professeur Hans Geeroms sur les véritables intentions qui sous‑tendent la politique commerciale du président américain
Écrit par Hans Geeroms, 19/05/2025 • Risk, Finance & Treasury
Le professeur Hans Geeroms – enseignant au Collège d’Europe et Visiting Fellow auprès du prestigieux think‑tank européen Bruegel – partage sa vision des récentes mesures protectionnistes de l’administration Trump. Que se cache‑t‑il derrière la hausse des droits d’importation ? Quel impact peut‑on prévoir pour l’Europe ? « La plus grande menace ne réside pas dans les tarifs en eux‑mêmes, mais dans l’érosion fondamentale de la confiance », affirme Geeroms.
Professeur Geeroms, vous identifiez quatre objectifs stratégiques possibles derrière la politique protectionniste de Donald Trump.
Il est important de comprendre que la politique commerciale de Trump se laisse difficilement appréhender selon la logique économique classique : il n’existe ni stratégie cohérente ni plan élaboré, comme ceux des administrations précédentes. J’entrevois quatre grandes raisons qui pourraient expliquer le recours de Trump à ces droits de douane.
Premièrement, l’aspect budgétaire. Les droits d’importation génèrent des recettes pour le Trésor américain. Ces fonds peuvent servir à financer les baisses d’impôts annoncées par Trump – qui profiteront surtout aux plus hauts revenus et aux grandes entreprises – sans qu’il soit nécessaire d’engager des réformes internes pour compenser le déficit budgétaire.
Deuxièmement, stimuler l’investissement intérieur. En renchérissant les produits étrangers, l’administration entend rendre la production sur le sol américain plus attrayante. Des entreprises qui fabriquaient jusque‑là en Europe, en Chine ou au Mexique pourraient ainsi être tentées de revenir aux États‑Unis. C’est le discours que Trump répète depuis le début : « America First », il veut rapatrier les emplois.
Troisièmement, une dimension géopolitique : punir. Les tarifs servent d’instrument de pression contre les pays que Trump considère comme des concurrents déloyaux ou des adversaires politiques – la Chine, mais aussi l’Union européenne. Il s’agit d’une politique de sanction destinée à « faire payer » ceux qui, selon lui, ont trop profité des États‑Unis.
Quatrièmement, réduire les déficits du compte courant – la différence entre ce que les États‑Unis achètent à l’étranger et ce qu’ils vendent ou exportent. C’est la raison officielle invoquée pour les droits « réciproques » décidés le 2 avril, puis suspendus pour 90 jours peu après.
Enfin, je soupçonne une dose de clientélisme et de contrôle politique. On voit déjà que Trump accorde de manière sélective des exemptions aux tarifs imposés. De cette façon, il oblige les entreprises à dialoguer directement avec son administration : elles doivent, en quelque sorte, « devenir amies » avec la Maison‑Blanche pour obtenir les faveurs du président. On se rapproche d’une forme d’influence politique qui frise le copinage.
Et parmi ces quatre stratégies, laquelle vous paraît la plus probable ?
Il est difficile d’apporter une réponse univoque : la politique de Trump est souvent opportuniste et ad hoc. J’observe toutefois deux lignes dominantes. D’une part, il utilise les droits de douane comme instrument politique pour punir les pays qu’il considère comme des adversaires — surtout la Chine. La hausse des tarifs sur les produits chinois répond clairement à cette logique de sanction.
D’autre part, je pense qu’il poursuit aussi des objectifs économiques internes, notamment le renforcement de la production américaine. L’idée est que, si les produits étrangers deviennent plus chers, entreprises et consommateurs se tourneront automatiquement vers des alternatives américaines. Reste à voir si cela se concrétisera : on ne crée pas des capacités de production du jour au lendemain. Si cela devait se produire, l’impact sur l’inflation américaine serait très négatif : il est impossible de produire aussi bon marché qu’en pays à bas salaires. Trump risque ainsi de se tirer une balle dans le pied.
Je tiens surtout à souligner qu’il ne s’agit pas d’une logique économique telle que nous l’entendons dans les milieux académiques. Aucune preuve solide ne montre que les droits de douane renforcent l’économie à long terme. Au contraire, pratiquement tous les économistes — de gauche comme de droite — s’accordent à dire que ce type de protectionnisme finit par causer plus de tort que de bénéfice.
Selon beaucoup, l’impact de ces mesures sur l’Europe et sur l’économie mondiale serait carrément dramatique.
À première vue, cela peut sembler le cas, mais la réalité économique est plus nuancée. Au sein du think‑tank Bruegel, où je suis également actif, nous avons modélisé plusieurs scénarios afin d’évaluer les éventuels dommages pour l’Union européenne.
Dans le scénario le plus pessimiste — une guerre commerciale où les États‑Unis appliquent effectivement tous les droits de douane proposés et où d’autres pays, comme la Chine et l’UE, ripostent pleinement —, la perte atteindrait environ 1 % du PIB européen. Ce n’est pas négligeable, mais cela ne provoquerait pas de récession. Dans un scénario intermédiaire, où seuls les États‑Unis instaurent des tarifs et où les autres pays restent prudents, l’effet se limiterait à une baisse d’environ 0,5 % du PIB. Dans le scénario le plus favorable, où l’Europe conclut un accord commercial avec les États‑Unis et échappe ainsi aux mesures, alors que d’autres pays ne le font pas, l’impact pourrait même devenir positif : les entreprises européennes gagneraient des parts de marché par rapport à d’autres producteurs étrangers.
La conclusion est donc que la situation reste gérable. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas grave : le risque majeur réside plutôt dans la volatilité financière accrue et les tensions géopolitiques, plus que dans les chiffres économiques directs.
L’Union européenne gère‑t‑elle bien la situation ?
Je pense que l’UE a réagi avec sagesse. Alors que la Chine a presque immédiatement riposté avec ses propres droits de douane, l’Union a délibérément opté pour une approche plus nuancée. La Commission européenne dispose certes d’une liste de contre‑mesures possibles, mais celles‑ci n’ont pas été mises en œuvre dans l’immédiat. C’est judicieux : cela maintient une menace crédible sans aggraver la situation.
Cette stratégie — associer pression diplomatique et menace économique — semble avoir porté ses fruits. Les États‑Unis ont par exemple annoncé un report de 90 jours pour l’application de certains droits. Cette annonce est intervenue après la position européenne, à la fois prudente et ferme. Il est clair que Washington souhaite négocier.
En quoi consiste le “plan Mar‑a‑Lago” de Trump ?
Ainsi nommé d’après la résidence privée du président, ce « plan » n’est pas un document officiel ; il s’agit plutôt d’une proposition économique de son conseiller Stephen Miran. Son cœur : restructurer la dette publique américaine en obligeant les créanciers étrangers — surtout la Chine, le Japon et plusieurs pays européens — à convertir leurs titres à court terme en obligations à long terme portant un taux d’intérêt plus faible.
En pratique, c’est une forme de refinancement forcé à des conditions moins avantageuses : une défaillance partielle qui ne dit pas son nom. À mes yeux, ce projet est dangereux : il minerait la confiance dans les bons du Trésor américain et, par ricochet, dans le dollar comme monnaie de réserve mondiale. L’impact pourrait être énorme : l’un des piliers du système financier international — le rôle du dollar comme devise de réserve pour toute l’économie mondiale — s’éroderait soudainement.
Une opportunité pour l’euro, me direz‑vous.
L’euro est déjà la deuxième monnaie la plus importante au monde, mais pour gagner la confiance des investisseurs et des banques centrales, il faut davantage : une union des marchés de capitaux renforcée, une plus grande cohésion politique et des instruments tels que l’euro numérique. Si le dollar devait perdre son statut de monnaie de réserve, l’euro aurait certainement une carte à jouer ; encore faut‑il s’y préparer stratégiquement dès maintenant. Le scénario le plus probable serait alors un monde multipolaire où plusieurs devises jouent un rôle global : l’euro, le dollar et le renminbi.
La Chine cherche, dans le même temps, à se présenter face à l’Europe comme un partenaire plus fiable.
La Chine agit de façon calculée et stratégique : elle multiplie les accords commerciaux pour se rapprocher de l’Europe, tout en utilisant sa puissance économique comme instrument de pression — par exemple en bloquant temporairement l’exportation de terres rares. Pékin joue une partie délicate : si l’accès au marché américain se ferme, elle cherchera à écouler ses produits en Europe.
C’est pourquoi l’UE doit rester vigilante, prête à adopter des mesures antidumping et à fixer des limites claires. Il faut également se méfier des investissements chinois au sein de l’Union : ils visent systématiquement la prise de contrôle de technologies et de propriétés intellectuelles.
Quelle est, selon vous, la plus grande menace structurelle à long terme ?
Ce ne sont pas les droits de douane en tant que tels, mais bien l’érosion de la confiance : dans le dollar, dans l’État de droit américain, dans la prévisibilité des politiques. Trump se comporte comme un homme d’affaires sur un échiquier géopolitique et oublie qu’un pays n’est pas une entreprise. Même si ses tarifs étaient annulés, le dommage serait en partie irréversible : des décisions d’investissement ont été reportées, les chaînes d’approvisionnement perturbées, la confiance des entreprises entamée. Il faudra des années pour réparer cela.
Et pour le secteur financier ?
L’administration Trump a déjà commencé à assouplir la réglementation financière : plusieurs autorités de contrôle ont vu leur rôle amoindri (plus de 200 employés du Consumer Financial Protection Bureau ont par exemple été licenciés), leur direction a été remplacée par des fidèles de Trump et tout est mis en œuvre pour promouvoir les cryptomonnaies. La situation deviendrait vraiment dangereuse s’il décidait de « mettre en suspens » les accords de Bâle III.
Que pourrait alors faire l’UE ?
Si nous maintenons ces accords, nous créons un désavantage concurrentiel pour nos grandes banques, qui devront affronter sur le marché mondial leurs homologues américaines moins régulées. Si nous les reportons, même partiellement, nous plaçons une bombe sous la stabilité financière européenne. N’oublions pas que la crise financière mondiale de 2007‑2008 a pris naissance aux États‑Unis, mais que l’Europe — et notre pays en particulier — en a beaucoup souffert.
Professeur Geeroms, un grand merci pour cet éclairage.
Avec plaisir. Espérons que la raison et le multilatéralisme l’emporteront sur les décisions impulsives.